Maladie encore incurable, l'Alzheimer est pour l'essentiel une
désorientation spatio-temporelle du fait d'une perte de la mémoire ou
accompagnant cette perte. Aussi, la première chose à ne pas faire pour un
malade d'Alzheimer est d'éviter d'aggraver son mal en ajoutant à sa
désorientation une perte de ses repères les plus anciens et l'éloignement de
ses souvenirs les plus vieux.
Disons-le donc d'emblée : sortir le malade de chez lui, du cadre
où il a passé le plus clair du temps avant sa maladie serait à ce titre le pire
cadeau à lui faire, même si l'on pouvait penser, agissant ainsi, lui assurer un
plus grand soin, une meilleure prise en charge.
Dans ce même ordre d'idée, le sortir de chez lui, là où s'accroche
ce qui pourrait lui rester de souvenirs, pour le confier à une institution
spécialisée dédiée à la prise en charge de la maladie sera assurément pour lui
le cadeau empoisonné par excellence. Car, outre le cadre de vie nouveau, il
sera pris en charge par des inconnus et la rupture sera alors totale avec ce passé
où pourraient demeurer des bribes de souvenirs, des éclats de réminiscences,
des impressions, des traces accrochées aux choses et aux êtres de nature
parfois à faire parler les objets.
En effet, aux gestes et mouvements des personnes, au-delà du son
de leur voix, leur odeur, s'attachent des caractéristiques pouvant avoir une
bien plus grande résonance chez celui qui souffre d'Alzheimer que ce qui en est
éprouvé par le bien-portant. D'où l'intérêt, dans la mesure du possible,
d'entourer le malade des personnes qu'il avait l'habitude de fréquenter. Or,
c'est déjà la plus grande difficulté de ce mal que d'approcher celui qui en est
atteint et qui réside dans cette peur de l'autre qu'il éprouve ou du moins la
méfiance et la défiance qu'imposent à lui l'absence de mémoire, et au mieux
l'indifférence, le désintérêt ou encore la totale absence.
En la matière, le langage du cœur — de loin le moins aisé à tenir
et à maintenir — est le plus à même de porter fruit pour peu qu'on réussisse à
en maintenir la qualité et le contenu dans la durée. Ce langage est entendu
lato sensu, dans son sens moderne, débordant la seule faculté de communiquer et
de s'exprimer au moyen d'une langue, incluant tout le système de signes vocaux
ou tactiles pour exprimer une idée, faire communiquer sensations et sentiments.
Outre la parole, avec la voix la plus douce, les mots les plus chaleureux ou, à
défaut, les plus neutres, la charge émotionnelle d'un terme déplacé demeurant
toujours sans égale dans les dégâts qu'il occasionne, les caresses et les
baisers, y compris sur la bouche et les endroits où l'émotion est la plus
grande, sont le moyen idéal de complicité intime et de communication réussie
des sentiments.
Certes, un tel protocole des sentiments et surtout la portée d'une
pareille stratégie comportementale dépendent fortement du stade de la maladie,
étant moins aisés durant les périodes où le malade est saisi par une
impulsivité agressive.
De notoriété, en effet, l'Alzheimer passe par différents stades
depuis les prémices manifestes d'oublis et de désorientation spatiale et
temporelle jusqu'à la totale léthargie et la catalepsie durable, avec notamment
une nécessaire période d'agitation et d'agressivité qui peuvent s'alterner et
se cumuler.
Or, si le déploiement du protocole sentimental est d'autant plus
aisé que le malade est en phase de passivité, il est bien évident que cela
devient sinon impossible du moins difficile quand le destinataire est dans
l'état d'une véritable furie. Il n'empêche qu'en l'occurrence l'importance des élans
du cœur est encore plus évidente, tout en étant fonction du talent personnel de
chacun, sa mise en œuvre variant selon les aptitudes humaines innées ou
acquises, et elle sera forcément proportionnelle à l'amour porté au malade.
Mais combien même cet amour sera grand, il pourrait avoir à pâtir
de la nature humaine imparfaite, sujette au découragement, la fatigue et autres
avatars de la condition des hommes et des femmes que nous sommes. Aussi, avoir
constamment à l'esprit le devenir de cette personne aidera sans conteste à
supporter le fardeau du présent et permettra de recharger les accus de la
volonté et de l'énergie ; car il ne faudra jamais oublier que de la furie qui
arrive à nous sortir de notre calme et à nous faire perdre les nerfs, cette
personne est appelée à régresser jusqu'à atteindre l'état végétatif et, du
coup, penser qu'en ce moment-là, inéluctable, on regrettera l'agitation et
l'agressivité qui étaient malgré tout un signe tangible de vie, si du moins on
aime assez cette personne pour lui regretter pareille terrible déchéance.
Car tout revient finalement à cette interrogation pratiquement
existentielle à ne surtout pas s'épargner de se poser et qui porte sur le degré
des sentiments que l'on éprouve pour le malade. En l'occurrence, il s'agira
d'être honnête et de se poser la question risquant d'être la plus
embarrassante, à savoir si cette personne compte assez pour nous au point
d'accepter de sacrifier pour son confort le nôtre. De la réponse à apporter à
cette interrogation dépendra le comportement à avoir avec l'affection. En
effet, les situations de conflit d'affections et de confusion de sentiments ne
sont ni rares ni exceptionnelles au vu de la physionomie de nos vies
aujourd'hui pour faire l'économie d'une telle question au risque de s'imposer
un examen de conscience pouvant déboucher sur le cas de conscience.
Et il va de soi que c'est pour les personnes ayant les qualités du
cœur les plus développées, celles pour qui le malade est au-dessus de toutes
les autres valeurs de la vie que nous nous adressons principalement dans cet
ouvrage, pensant que la guérison dont nous parlons, au sens où nous
l'entendons, est celle qui ne suppose pas la moindre confusion ou concurrence
des sentiments en défaveur du malade. Car, comme tout traitement ne tirant son
utilité que d'un suivi méticuleux, le nôtre, basé sur les sentiments, les
suppose sans concession en faveur de la personne vers qui elles sont supposées
aller.
C'est donc d'une valeur que ne renieraient pas les religions, du
vrai amour de son prochain qu'il est question ici, un amour total, absolu, une
forme de foi. Or, avec la maladie incurable qui nous occupe, évolutive qui plus
est, mais aux parcours nettement distincts selon la démarche suivie, celle dont
parle ce livre : la démarche du cœur est peut-être à l'heure actuelle la plus
prometteuse en résultats.
Bien mieux que cela et encore plus — pour soi-même, cette fois-ci,
comme destinataire final de l'effort, pour une fois —, on pourra toujours se
dire qu'outre l'intérêt évident pour le malade des efforts faits en maîtrise de
ses émotions afin d'avoir du sang-froid et de la placidité dans toutes les
circonstances, qu'il en est aussi à tirer pour soi-même. Il est, à ce propos,
un proverbe chinois — dont on retrouve, au demeurant, le contenu dans d'autres
sagesses chez divers autres peuples et cultures, religieuses ou laïques — qui
dit : Celui qui va jusqu'au bout de son cœur connaît sa nature, et connaître sa
propre nature, c'est connaître le ciel. Quel meilleur moyen donc que de faire d'une
mission, un sacerdoce, purement altruiste une action hautement profitable pour
soi-même, au point que l'on serait redevable de la réussite de son propre
travail sur soi à la personne prise en charge, d'autant que plus le poids de
cette charge est grand et lourd à supporter en investissement tant physique que
psychique plus la connaissance de soi et la réalisation de l'unité de son être
sera poussée à l'extrême.
Pour cela, il est bien évidemment nécessaire de vouloir cette
finalité et puis de savoir la mettre en œuvre comme une composante intrinsèque
de l'action de prise en charge n'en faisant point un objet d'étude et d'analyse
susceptible de créer de la distance avec la personne concernée et gêner le
déploiement des élans du cœur, mais en apprenant à s'observer soi-même dans
l'action comme si l'on était un scrutateur extérieur n'ayant que la capacité de
considérer les événements et de les commenter sans intervenir en aucune façon
sur leur déroulement du moment qu'ils se font dans le cadre d'une stratégie
arrêtée où la qualité des sentiments est primordiale et se soutient des acquis
ou des enseignements de la raison et de la sagesse des praticiens en la matière.
On y reviendra.
Dans l'immédiat, notons que dans le traitement de cette perte de
repères, il est donc essentiel de donner la place de choix à tout ce qui est
susceptible de maintenir un lien, y compris le plus ténu, avec le passé, la vie
d'avant, même s'il semble manifestement et de prime abord sans le moindre
résultat.
Aussi, est-il de la plus haute importance, si le malade avait des
préférences musicales, et connaissant la vertu en tout temps de la musique sur
les humeurs humaines, de lui faire entendre régulièrement ses morceaux
préférés. À défaut, lui restituer musicalement l'atmosphère dans laquelle il a
baigné enfant et adolescent serait de rigueur, pouvant solliciter ou susciter
quelques souvenances, réveiller des sensations, agiter des émotions.
Pareille pratique est d'autant plus impérative que la maladie est
en phase avancée, car elle apparaît alors comme la planche de salut rencontrant
le naufragé solitaire au milieu de l'océan. Dans les phases antérieures où le
malade est encore capable d'initiatives, elle relèvera davantage de la
médication et doit nécessiter autant d'attention à son administration sinon
bien plus de la part de l'entourage que les prises médicamenteuses classiques,
car avec elle au moins il n'existe aucun risque d'effets indésirables connus,
inconnus ou cachés.
Ce qu'il faut aussi ne jamais négliger c'est l'effet néfaste et
difficilement contrôlable de la fatigue et du stress que génère inéluctablement
la prise en charge d'un cas lourd et ce combien même les qualités humaines
seraient au top dans l'investissement et dans l'abnégation irréprochables. Il y
a, en effet, un facteur important à ne pas oublier qui peut ruiner les efforts
consentis ; il s'agit de l'inconscient qui est toujours aux aguets, à la faveur
de la fatigue, pour prendre à défaut la vigilance du soignant en altérant son
jugement, en l'aveuglant sur les gestes de soin à prendre et ce d'une manière
qui pourra être jugée étonnante et inexplicable après coup mais qui ne paraîtra
nullement sous ce jour au moment de son occurrence.
Aussi, faut-il absolument prévoir une rotation nécessaire et
périodique des soignants auprès du patient pour leur éviter l'usure et,
surtout, ses effets d'autant plus néfastes qu'ils sont incontrôlables. Deux
personnes au moins, sinon idéalement trois doivent pouvoir se relayer et
effectuer l'ensemble des tâches nécessitées par l'état du patient sans avoir à
s'occuper d'autre chose, comme de faire les repas ou le ménage et qui doivent
échoir à d'autres personnes. À cette condition, il est possible de garder
toutes les chances de déjouer les surprises ayant pour origine les subtilités de
notre inconscient allié à la nature humaine par définition faible et
imparfaite.
Or si notre condition est imparfaite, c'est du fait qu'on la
réduit assez souvent à son apparence, faisant de l'homme essentiellement de la
matière, ne saisissant pas assez en lui toute son essence hors matière.
Pourtant, on ne doit jamais oublier que la matière est loin de représenter tout
et ce aussi bien au niveau de l'homme que de l'univers où il vit.
Car, en définitive, qu'est-ce donc que la matière ? On sait
qu'elle peut être solide et liquide, que la matière solide peut se changer en
liquide et celui-ci en gaz. On sait aussi que l'état gazeux n'est pas l'ultime
transformation de la matière puisqu'il peut lui-même se muer en état radiant,
bien plus subtil, lequel, passant par des raffinements supplémentaires et sans
fin, peut connaître un état encore plus subtil amenant la matière à l'état de
ténuité ou d'impondérabilité qui en fait une substance éthérée dans l'espace
qu'on assimilerait presque au vide absolu si la lumière, la traversant, ne
venait pas trahir son existence en la faisant vibrer. Nous y reviendrons.
On doit avoir aussi à l'esprit que les choses visibles du monde
baignent dans ces flots ou fluides de la matière invisible comme si elles
flottaient dans une mer fluide et qu'entre les deux états de la matière il ne
peut pas ne pas y avoir d'échanges et d'interactions, la matière initiale
évoluant en raffinement de degré en degré au point de finir en poussière
invisible avant de refaire le parcours inverse dans un ballet incessant de
force et de mouvement incessants.
On doit aussi se rappeler que la science nous apprend que les
corps organiques et inorganiques, minéraux, végétaux, animaux et humains ainsi
que les astres et les constellations ne sont que des agrégats de molécules
composées d'atomes invisibles, à peine concevables par la pensée tellement ils
sont petits au point qu'on les a considérées longtemps comme étant indivisibles
et indestructibles, ce que les découvertes scientifiques de Curie, Becquerel et
Lebon, entre autres, ont infirmé. Et ces atomes, séparés les uns des autres,
sont en continuel mouvement en même temps qu'en renouvellement constant,
perpétuel même, au point qu'on a pu dire (sir W. Crookes, le célèbre physicien
anglais) que la matière n'était, au final, qu'un mode de mouvement.
Or, l'homme, cet être doué de raison, évolue dans ce milieu auquel
il est soumis comme tous les autres être tout en étant en mesure d'agir dessus
non seulement à la manière des autres créatures de l'univers, mais aussi
différemment et ce du fait de la pensée qui lui est propre.
Celle-ci est une force, les réflexes qu'on qualifie de
conditionnés en sont une illustration ainsi que cette production de
l'imagination exprimant les désirs humains conscients ou inconscient et que
l'on nomme fantasmes venant revêtir une fonction purement biologique, comme
l'acte de manger, boire ou encore l'acte sexuel, au point de le transformer en
acte où la volonté exprime l'être en faisant l'acteur non le simple sujet de
ses besoins biologiques et parfois même le créateur en lui de nouveaux besoins
et fonctions. Nous y reviendrons aussi.
Ce sont là les toutes premières idées-forces, celles à avoir
impérativement à l'esprit en tout premier lieu. Les autres, qui sont toutes
hors poncifs et vérités galvaudées d'une réalité qui ne peut l'être sauf à nous
galvauder en notre quintessence même et remettre en cause ce que l'on pense
être notre essence, seront développées au cours de ce manifeste des sentiments
autour de quatre groupes de concepts ou d'appréhensions du sujet traité mais
étant toujours placées sous le haut patronage du sublime langage du cœur ou ce
que l'on peut avoir de mieux en soi, ce qui est à offrir au plus méritant de
meilleur en nous.
Par l'accompagnement presque
sacerdotal d'une affection comme l'Alzheimer, l'on dispense en effet le bien,
l'on soigne tout en se faisant du bien en apprenant cette science précieuse de
la vie : la maîtrise des émotions et des sensations, la domination de
soi-même, cet art profond de s’observer, puis de commander aux sourdes
impulsions de son être dans une entreprise conforme à la nature de la matière
même qui nous forme et ce en rapprochant les cœurs, en faisant converger toutes
les forces vives de l’âme humaine vers un même but, vers une harmonie
d'ensemble à l'image de la merveilleuse harmonie universelle.